Au printemps de l'année 1792, les députés décrétèrent la guerre contre l'Allemagne, la nouvelle de cette déclaration fut reçue en Alsace avec un enthousiasme indescriptible.
Devant les bureaux d'enrôlement les jeunes gens venaient s'inscrire comme volontaires, et tous éprouvaient alors le besoin de chanter leur désir de vaincre en des strophes bien martiales, susceptibles de stimuler leur émulation.
Ils entonnaient bien quelques chants de guerre de l'ancienne monarchie, mais ces chants étaient trop ternes, étant donnés les sentiments d'indépendance qui animaient ces jeunes hommes.
Cette lacune fut observée notamment à Strasbourg.
Et, un soir, au cours d'un concert patriotique offert chez le maire de la ville, Dietrich, plusieurs notabilités invitèrent un jeune officier du génie, Rouget de l'Isle, qui les avait souvent charmés par des vers agréables de sa composition, à composer ce chant guerrier que réclamait la situation et qu'attendait la France.
Rouget de l'Isle se défendit tout d'abord contre ces propositions.
Il avoua avec modestie aux assistants qu'il n'essaierait même pas de les satisfaire,
Sachant d'avance qu'il serait tout à fait au-dessous de la tâche qu'on sollicitait de lui. Et tout le inonde d'insister.
Une heure après, Rouget de l'Isle prend congé de la société.
Le voilà arpentant avec fièvre les rues de Strasbourg.
Il se sent incapable de l'effort qu'on lui demande et pourtant l'amour-propre excite son imagination.
L'homme rentre chez lui, se met devant sa table, se prend désespérément la tête dans les mains, lutte, mais vainement avec l'inspiration qui fuit.
Il s'exaspère, il pleure.
Il couche sur le papier les premiers Vers qui viennent mal, qui boitent, qui lui semblent une mauvaise parodie de tout ce qui a été fait jusqu'ici.
Enfin, furieux de l'inanité de ses efforts, Rouget de l'Isle jette sa plume et songe à prendre un peu de repos.
Au milieu de la nuit, il se sent réveillé comme par enchantement.
Une bonne fée, une inspiratrice veillait-elle près de sa couche toujours est-il que les vers de la première strophe et du refrain sont alignés comme par miracle dans son cerveau reposé.
Rouget de l'Isle se lève, vivement frappé par ce mystère.
Il court à sa table et écrit d'un seul jet et la première strophe et le refrain d'un chant, qui va devenir le chant national de la France.
Allons enfants de ta Patrie... Chose encore plus singulière, et qui est bien faite pour troubler les gens trop sceptiques, il donne en écrivant l'air qui soulignera les paroles du chant de guerre de l'Armée du Rhin.
Une main invisible le force à écrire, une voix mystérieuse chante par la sienne.
Tous les autres couplets viennent d'eux-mêmes ou à peu près, car les efforts faits par le jeune officier pour les mettre debout sont pour ainsi dire nuls.
Le petit jour est venu. Rouget de l'Isle s'habille, court chez Dietrich.
Le prie de convoquer pour le soir même, les personnes qui étaient présentés la veille.
Il désire les faire juges de son œuvre.
Le soir, devant une brillante assemblée, il s'assied au clavecin et entonne le chant de guerre de l'Armée du Rhin.
Chaque strophe déchaîne une tempête d'enthousiasme qui va crescendo.
Un frisson secoue les auditeurs chaque fois que Rouget de l'Isle entonne d'une voix forte le refrain qui est le complément admirable de chaque couplet.
Après l'exécution de son oeuvre.
Rouget de l'Isle voit Dietrich s'avancer vers lui le visage ruisselant de larmes.
Le maire de Strasbourg prend le jeune homme dans ses bras et lui donne l'accolade en prédisant l'immortalité à ce chef-d ‘oeuvre des chants de guerre.
Un frisson secoua les auditeurs...
Quelques jours après, les volontaires de Strasbourg partaient en chantant à tue-tête.
En effet, Jamais oeuvre n’eut une fortune plus rapide.
Quelques jours après, les volontaires de Strasbourg partaient en chantant a tue-tête Allons enfants de la Patrie
Le jour de gloire est [arrivé...
Ce fut le 10 août, jour d'insurrection au cours duquel fut suspendu le pouvoir royal, en la personne de Louis XVI, que le chant de guerre de l'Armée du Rhin reçut le nom de Marseillaise.
L'oeuvre de Rouget de l'Isle était chantée a Marseille avant de l'être à Paris.
Or, le bataillon de volontaires créé par la ville de Marseille, l'avait répandue de ville en ville ; telle fut la raison de ce nouveau baptême.
Cependant Rouget de l'Isle combattait dans les rangs de l'Armée du Rhin.
Lorsque la République détrôna la monarchie, le grand Carnot fut envoyé dans l'Est en qualité de commissaire, pour recueillir l'adhésion des armées au changement de Gouvernement qui venait de s'opérer.
Quoique l'armée, en général, fut dans les dispositions les plus favorables pour le nouveau Gouvernement, Carnot eut maille à partir avec un certain nombre d'officiers appartenant à la noblesse, qui refusèrent de prêter serment.
Parmi ces hommes se trouvait Rouget de l'Isle.
Carnot eut un entretien avec l'auteur de la Marseillaise : — Allez-vous m'obliger, lui dit-il bienveillamment, à destituer pour cause d'incivisme, l'auteur d'un chant qui a mené tant de volontaires à la victoire ?
Ces paroles émurent Rouget de l'Isle.
Il eut une hésitation, puis il persista dans son refus. — C'est bon, déclara simple ment Carnot, la République se voit obligée de se séparer de vous.
Peut-être regretterez-vous un jour votre entêtement.
Rouget de l'Isle salua Carnot et sortit.
Comme il arrivait à la porte, il entendit entonner à pleine voix la Marseillaise.
Il s'arrêta tout court ; ses yeux se remplirent de larmes.
L'envie le prit de retourner près de Carnot, mais il craignit un affront et sortit en murmurant : —La voix de mon enfant ! ... On dirait un reproche.
Quelque temps s’écoula.
La vie inactive était devenue intolérable à Rouget de l'Isle.
Chaque fois qu'il entendait jouer la Marseillaise, il éprouvait des contractions au cœur.
Alors il demanda à reprendre du service.
Et bientôt on le vit se distinguer aux côtés du général Hoche dont il était devenu l'aide de camp.
Ce fut encore aux sons de la Marseillaise qu'il fut blessé à Quiberon, en luttant contre les émigrés, c'est-à-dire les Français qui prenaient les armes contre la France.
L'Empire laisse Rouget de l'Isle dans l'oubli.
C'est tout Juste si la Restauration ne proscrivit pas l'auteur de notre chant immortel. La misère le guettait.
Que de gens frôlèrent dans Paris un vieillard glabre, aux vêtements élimés, au regard mélancolique et fier, sans se douter que c'était là Rouget de l'Isle, l'auteur de la Marseillaise, ce chant dont les mêles accents étaient un peu le secret de bien des succès.
Et la Patrie reconnaissante laissait l'auteur de la Marseillaise avoir faim !
Si quelques artistes et gens de lettres ne s'étaient pas cotisés pour lui venir en aide, Rouget de l'Isle eût connu les plus mauvais jours de détresse.
Heureusement qu'après la Révolution de Juillet, on se souvint de lui parce que la Marseillaise avait encore soulevé des masses et une modique pension lui fut accordée.
Ce fut encore aux sons de la " Marseillaise " qu'il fut blessé à Quiberon.
Il s'éteignit en 1836 à Choisy-le-Roi dans une famille qui l'affectionnait.
Lorsque Rouget de l'Isle fut porté au tombeau, un grand nombre d'ouvriers qui avaient tenu à accompagner son cercueil, distribuèrent aux assistants des bouquets d'immortels.
Devant la terre fraîchement remuée, Ils eurent une belle, une grande idée.
Ayant formé le cercle autour de la fosse, ils s'agenouillèrent avec respect puis d'une voix émue, d'une voix qui semblait venir de très loin, ils entonnèrent en chœur la première strophe de la Marseillaise.
Et ce fut, dit-on, un spectacle très impressionnant dont les assistants gardèrent un souvenir Inoubliable.
Alphonse CROZIERE
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