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LE PARIS DE LA MISÈRE EN 1893

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Le premier jour de l'an, la préfecture de police autorise par exception la mendicité sur la voie publique, et c'est alors, tout au long des boulevards, dans toutes les rues, une série de mendiants qui leur donnent un aspect de Cour des Miracles.
On dirait une route de pèlerinage ou une résurrection du vieux Paris plein de «miséreux», aux allures de moyen-âge.
Les uns chantent des complaintes, de vieux airs marmonnés, d'autres jouent dolemment de l'orgue ou de l'accordéon ; beaucoup étalent des plaies, des infirmités plus ou moins sincères.

Car la mendicité, surtout ce jour d'étrennes où le Parisien est prodigue, constitue un métier lucratif.
C'est presque une profession ici, et l'une des plaies, d'ailleurs, de la bienfaisance privée et publique.
Il y a des artistes de la pauvreté qui pratiquent leur art avec une évidente maestria, comme disait un jour ce délicieux ironiste qui s'appelle Emile Gondeau.
Il prétendait même qu'ils s'étaient constitués en syndicat et, au premier mécontentement, ferait aussi leur grève générale.
Or, Paris sans pauvres ne se comprendrait plus.

Mais il faut distinguer les mendiants des pauvres.
C'est bien ceux-ci auxquels il faut rapporter le propos légendaire des guenilleux : Faites-moi des rentes, et vous verrez si je mendie !
Quand aux mendiants, ils continueraient encore, pour alimenter ces rentes.
Ce sont, eux, des professionnels, ayant tous les trucs, jusqu'à acheter sur le carreau du Temple une défroque de soldat, pour apitoyer mieux, grâce au chauvinisme, comme l'a raconté M. Georges Berry, le zélé conseiller municipal de la chaussée d'Antin, qui s'est fait une spécialité de l'étude de la misère à Paris.
Or, à côté de ces mendiants qui sont des industriels, dont on ne saurait assez dénoncer et poursuivre l'exercice illégal, il y aussi les vrais pauvres, les douloureux pauvres que la misère, la mauvaise chance, l'ignorance, l'encombrement formidable de Paris traquent et abattent.
Pauvres gens, ceux-ci, surtout en ce temps de froidure. Il y a quelques mois Mme Séverine, faisant appel à la charité en vue de l'hiver proche, parlait "avec son habituel lyrisme un peu emphatique et ses tremolos de violoncelle" des jours imminents où l'on trouverait les malheureux, pris par le froid, étendus dans les fortifications avec sur la tête un mètre de glace.
Nous y sommes presque.

On a ramassé pas mal de pauvres sans asile, n'ayant guère mangé, et tués par le froid.
C'est horrible, en ce Paris éclatant, luxueux, dépensier jusqu'à la folie, et ce n'est pas reprendre le mot du pharisien que de songer à tant de bonbons, sachets de fondants, fleurs ruineuses, dilapidées en cette semaine des étrennes, quand tant d'autres n'avaient pas de pain.
Or, la faim, comme disait Hugo, c'est le crime public.

Et pourtant on constate que la plupart se plaignent moins de n'avoir pas mangé, par ces jours âpres de gelée, que d'être sans domicile et sans gîte pour la nuit.
Pensez donc : rôder, errer en plein air par ce temps de bise et de gelée.
Il y a bien des asiles de nuit, et plusieurs: rue Labat, rue Saint-Jacques, rue de Crimée, et aussi boulevard de Charonne.
Mais on y fait queue dès l'après-midi, et avant que le soir soit tombé on y affiche : Complet, comme pour les omnibus.
Restent les espèces d'asiles de nuit privés, dans lesquels on trouve un gîte moyennant deux ou quatre sous.
Nous en avons vu ainsi naguère à la Villette, dans d'affreux hôtels garnis, aux vastes salles où les hôtes couchaient sur des matelas alignés et relevés au moyen d'une corde que, dès l'aube, on détachait.
Alors les matelas retombaient et tous les dormeurs, éveillés à la fois, devaient vider les lieux.
Rien n'est émouvant, attirant presque comme ces pérégrinations au Paris de la misère, que le voyageur, que l'étranger ne soupçonnent même pas, car Paris est la ville, avant tout, des formidables contrastes, et c'est dans ce sens que Victor Hugo, le poète de l'antithèse, fut vraiment le poète de Paris.

Ce Paris de la misère, M. O. d'Haussonville, entre autres, l'a visité, et en a rapporté des livres d'enquête et de renseignements impressionnants.
Mais il n'a pas tout vu.

Cet enfer attend son Dante.
Quels cycles à parcourir depuis la rue Galande, la rue Maubuée jusqu'aux asiles voisins des Halles, comme ce navrant Pilon où, pour vingt centimes, des centaines d'hommes et de femmes viennent quelques heures reposer leur corps sur des bancs et sur des tables, de minuit à six heures, et comme ce logement de la rue Censier où, chaque soir, s'empilent 800 à 900 femmes, pour deux sous !
En plus des asiles de nuit officiels, il y a ainsi 400 établissements dans lesquels s'abrite au hasard une clientèle de plus de 30000 individus sans domicile.
Et le pire, c'est qu'il ne s'agit pas seulement de malheureux ceux appartenant au dernier échelon social, épaves du peuple, sans instruction, intelligence ou appui.
Cette population contient toutes sortes d'éléments : gens de province que l'appât fallacieux de gains considérables attira ici (dans la statistique on constate que, parmi les étrangers, les Belges sont les plus nombreux, soit 1200 par an), ouvriers sans travail, domestiques sans place, chanteuses, institutrices errantes, femmes mariées, battues et malheureuses, qui fuient leur foyer, convalescents sortis de l'hôpital et qui n'ont pu trouver encore d'emploi, gens ruinés, déclassés, ah, que de luttes, de vices, de malheurs aboutissent là.
Que de drames muets !

Surtout quand il s'agit, comme on l'a constaté, d'hôtes de marque qui parfois viennent échouer jusqu'en ces asiles de nuit où ils jettent à l'employé, puisqu'il faut donner son nom, un vieux nom glorieux qui reluit soudain dans ces ténèbres de misère.
Dans le registre <du boulevard de Charonne figure le nom d'un des descendants du prince de Ligne qui s'y présenta un soir.
Une autre fois un des enfants donna son nom : marquis de Marluemont !
La statistique par profession constate en outre, sans compter les journalistes, etc., qui forment le plus fort contingent, 51 instituteurs, 15 clercs d'avoué et de notaire, 83 pharmaciens.

C'est lamentable et ce serait révoltant ne convenait de dire que beaucoup sombrent dans ces extrêmes dénuements par leur faute, accourus dans ce vertigineux encombrement de Paris avec la naïve foi d'y faire fortune, pauvres papillons vite brûlés à ce vaste et cruel flambeau de Paris.